Le sabotage, le grain de sable dans les rouages de la machine, l’opposition directe, physique, matérielle à une partie d’un dispositif.En République, on a toujours le droit de s’indigner d’une situation intolérable : les rafles de sans-papiers, les exactions policières, les expulsions locatives, les gens qui dorment dehors, les conditions de détention, tout cela peut faire l’objet d’autant de tribunes dans les journaux ou d’appels citoyens sur Internet. La démocratie adore ceux qui se contentent de dénoncer : c’est-à-dire de parler et de ne rien faire. C’est même la marque de la démocratie, ce dont elle ne cesse de s’enorgueillir. On peut (presque) tout y dire. Mais que l’on commence à s’organiser pour s’opposer concrètement aux actes du pouvoir, et tout change. De citoyen, on devient délinquant, ou terroriste, selon les cas : de toute façon, la répression est là. C’est que tout acte qui n’est pas étroitement borné par les pratiques démocratiques et citoyennes est de fait illégal.
Qu’est-ce qui est effectivement permis, comme acte concret, par ce système qui fait pourtant de la «liberté» un de ses principes ? Faire la grève, à condition d’en avoir l’autorisation. Manifester, à condition d’en avoir l’autorisation. Et voter, bien entendu, c’est-à-dire faire semblant de faire un choix une fois de temps en temps ; et éventuellement, s’engager comme militant dans un de ces partis au service des ambitions de quelques politiciens, ou investir sa bonne volonté dans une association humanitaire aux objectifs limités. Tout le reste, ou presque, est interdit.
La «liberté d’expression» elle-même n’est que théorique. On peut presque tout dire, certes : mais pas n’importe comment. Quand la parole devient presque un acte, quand elle commence à viser l’engagement direct dans la lutte et la rébellion, elle est suspecte et donc interdite. Il n’est pas autorisé, même si c’est souvent toléré, de distribuer des tracts sur la voie publique et encore moins d’afficher ce qu’on a soi-même écrit : et plus ces écrits pourront avoir des faits comme conséquences, et plus ils seront susceptibles d’être réprimés. C’est le cas, par exemple, quand un appel à la révolte devient une incitation à commettre un acte délictueux : quand une banderole «Feu aux centre de rétention» déployée devant le centre de rétention du Mesnil-Amelot en août 2008 vaut à ses auteurs supposés d’être poursuivis parce qu’un feu a effectivement pris dans le centre durant la manifestation.
Ce qui est vraiment permis, c’est de publier légalement ses pensées, à condition d’avoir le fric ou les relations pour le faire. La liberté, dans le système capitaliste, est toujours conçue comme la liberté du riche.
Pourtant, on ne peut pas toujours se contenter de dénoncer. Viennent les moments ou la volonté d’intervenir concrètement pour entraver le fonctionnement du système s’impose, parce que se contenter de porter un jugement sans que jamais les paroles n’engagent à aucune action est intenable. Quand on s’est mobilisé pendant des mois, dans une école, pour empêcher l’expulsion d’un parent sans-papier, il est difficile d’assister à son arrestation sans tenter de l’empêcher. C’est là quelque chose de courant, d’ordinaire même, que ce ne soit pas seulement par l’expression de son opinion, mais par un engagement plus tangible que l’on manifeste réellement son opposition. Quand des gens se font arrêter et enfermer en centre de rétention, ces prisons qui ne disent pas leur nom, quand des gens meurent en garde à vue, en taule, sur des chantiers, alors, pour s’opposer à des décisions que l’on n’accepte plus, ont lieu des manifestations, des émeutes, des rassemblements, des grèves, des concerts devant les prisons, des distributions de tracts, des sabotages… Toutes ces pratiques, fort diverses, ont un point en commun : elles visent à briser le fonctionnement de ces dispositifs d’exploitation, de répression, d’enfermement.
Mais agir ainsi, agir tout court, pourrait-on dire, en tout cas agir autrement que dans les règles consensuelles de la démocratie, mène très vite à l’illégalité. Ce ne sont pas seulement les destructions et les dégradations en tant que telles qui sont illégales. Par exemple, après les différents mouvements qui ont eu recours à l’arme du blocage (en 2003 contre la réforme des retraites, en 2005 contre la loi Fillon, en 2006 contre le CPE), une nouvelle disposition pénale est venue réprimer l’entrave à la circulation des trains.
Ce n’est pas pour autant que la légalité doit devenir un critère déterminant de l’action. L’illégalité n’est pas une idéologie pour ceux qui s’y livrent. L’action illégale n’est pas une fin en soi ou ce qui pourrait donner une valeur à l’acte. Il ne s’agit pas, par la «désobéissance civile», de prétendre remplacer une norme par une autre, d’opposer, à la légitimité officielle, une légitimité concurrente. En fait, c’est l’idée même de norme légale qu’il faudrait dépasser. Par la loi, telle qu’elle existe dans le système actuel, c’est l’interdit et la domination qui s’affirment, et rien d’autre.
Comme le rapport à la loi, il faut démystifier le rapport à la violence. La violence, dans le monde du capital, est partout : dans l’exploitation au travail, dans la vie quotidienne, dans la répression, dans l’idée même d’État. Elle est aussi dans la manière de s’opposer à lui, car à une force on ne peut qu’opposer une autre force, ou être réduits à rien. Renoncer par avance à toute violence, comme la position «pacifiste» l’affirme, c’est soit admettre d’emblée son impuissance, soit courir au massacre : et bien souvent les deux. Pas plus que l’illégalité, la violence n’est une fin en soi. La question est de savoir comment agir efficacement et comment se construit un rapport de force. Il n’y a pas une solution unique mais des expériences multiples, des histoires de solidarité, de résistance et d’attaque.
Parmi tous ces moyens, le sabotage, le grain de sable dans les rouages de la machine. C’est une opposition directe, physique, matérielle à une partie d’un dispositif. Il s’agit d’attaquer l’ensemble à la fois matériellement et pour ce qu’il représente politiquement. Il peut s’agir tout autant de mettre un sabot dans une chaîne de montage, de s’opposer physiquement à l’expulsion d’un sans-papiers dans un avion, de mettre du sucre dans le réservoir d’un engin de chantier, et de couper des câbles de relais TV. Ces actions trouvent leur sens par rapport à leur objectif et au contexte dans lequel elles prennent place.
Le sabotage peut être très diffus : au travail, à l’école, sur les chantiers, sur les voies de circulation. C’est la pièce intentionnellement mal usinée, c’est la marchandise rendue invendable par une dégradation, c’est l’alarme incendie intempestive et le chewing-gum dans la serrure… On a noté plus de 27'000 actes «de malveillance» sur les voies de chemin de fer au cours d’une seule année, s’il faut en croire le Figaro. Au-delà de leurs intentions, ces actes témoignent de la tension sociale et d’un esprit de résistance et de révolte face aux conditions qui nous sont faites.
Dans des moments d’opposition plus collective, qu’il s’agisse de mouvements sociaux ou de campagne contre tel ou tel aspect de la politique de l’État, le sabotage est un moyen d’action efficace pour arriver à ses objectifs. Il prend place dans l’histoire de la lutte des classes depuis ses origines. Les grèves, d’abord illégales, avaient pour effet de saboter la production. Plus récemment, dans nombre de mouvements sociaux le sabotage effectif ou la menace du sabotage ont été utilisés : pendant le mouvement des cheminots de novembre 2007, face à des fermetures d’usines dans la métallurgie, la chimie, etc.
Dans ces moments collectifs, c’est souvent un enjeu important que l’acte de sabotage soit assumé largement. C’est la politique du pouvoir que d’isoler les saboteurs et d’opposer leurs actes aux intentions des autres participants à la lutte : et c’est une force du mouvement que de se réapproprier ce qui parfois n’a été fait que par quelques-uns, mais poursuit l’objectif commun.
Source Indymedia Nantes (décembre 2008), 18 février 2010.
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