Démantèlement des centrales de Brennilis, de Chooz A, de Superphénix, du réacteur UNGG de Bugey, du Laboratoire pour l’utilisation du rayonnement électromagnétique (Lure) d’Orsay, de l’usine de retraitement de Marcoule, d’unités de recherche, de stations de traitement et d’entrepôts de déchets nucléaire du CEA à Fontenay-aux-Roses, de l’accélérateur de particules Saturne de Saclay et de l’unité de conditionnement de déchets nucléaires du site… Cela s’annonçait comme une bonne nouvelle. Comme si, enfin, l’Etat et les industriels prenaient le chemin de l’arrêt du nucléaire. Quelques chercheurs pleuraient la perte de leur joujou et appelaient à « sauver la recherche ». Leur cas était difficile à défendre car il existait bien peu de personnes pour regretter leur boulot mortifère. Les écolos se réjouissaient de cette possibilité de sortie progressive – la seule question étant celle du « bon » ou du « mauvais » démantèlement –, et se frottaient les mains de pouvoir occuper un rôle de contre-experts en matière de technologie. Le démantèlement induisait quelques gros détails de déchets nucléaires à régler, tout le monde s’accordait sur ce point mais, dans l’ensemble, tout était pour le mieux dans le moins pire des mondes.
Pourtant, il y a quelque chose qui cloche là-dedans... Le terme démantèlement est d’abord un terme fourre-tout qui cache des réalités disparates. S’il y a des cas où il signifie « fermeture » d’installations nucléaires civiles ou militaires, dans bien d’autres, il n’est en fait qu’une « rénovation » pour faire durer plus longtemps un parc nucléaire vieillissant, ou encore une « adaptation » à une nouvelle donne économique et politique.
Ainsi, certaines installations étaient tout bonnement obsolètes et n’étaient déjà plus utilisées depuis longtemps. Dans cette douce France où il fait bon vivre, la recherche dans le domaine nucléaire est une priorité depuis les années 50 et, de ce fait, de nombreux laboratoires demandaient un sérieux dépoussiérage. Les accélérateurs de particules Saturne 1 et Saturne 2 construits dans les années 50 et 60, destinés à la physique des hautes énergies sur le site du CEA de Saclay, ne fonctionnaient plus, respectivement depuis 1977 et 1997. Ils ont été démontés au début des années 2000. Et comme l’entreposage des déchets sur place commençait également à sérieusement vieillir, les fûts ont été reconditionnés, la station de tri et les installations de la salle de commande rénovées. Et si quelques-uns de ces fûts se sont rompus lors de leur extraction du puit d’entreposage en 2002 et qu’un début d’incendie s’est déclaré en 2003, cela n’a pas provoqué de « contamination extérieure, ni eu d’impacts sur les travailleurs », selon les dires du gendarme du nucléaire (ASN). Et, rassurons-nous, le site de Saclay n’est pas prêt d’arrêter ses activités nucléaires puisqu’une usine de production de capsules contenant des matières radioactives à usage médical (CisBio), rachetée par l’industriel allemand Schering, s’inscrit à la pointe de la recherche en médecine nucléaire. Comme ça, quand on sera en train de crever d’un cancer lié aux saloperies diverses et variées de ce monde, ces charmants scientifiques pourront nous bombarder de rayons qui créeront peut-être d’autres cancers, mais qui constitueront un « moindre mal » pour les cobayes que nous sommes.
Mais ne soyons pas mauvaise langue. C’est exact, il existe des cas où le démantèlement correspond bien à des « arrêts ». Le réacteur de Chooz A (c’est-à-dire la partie la plus ancienne) a bien été stoppé, puis vidé du combustible nucléaire et, enfin, des installations annexes démontées. Cela ne veut cependant pas dire qu’il y a arrêt des activités nucléaires : les autres réacteurs (Chooz B) continuent à fonctionner et, en plus, le site a été candidat pour accueillir l’EPR, de nouvelle génération. Cela ne veut pas dire non plus que les habitants de la région et les travailleurs du secteur arrêtent de bouffer du nucléaire et d’en mourir. Bien au contraire. Le démantèlement impliquerait, selon EDF, la production de dizaines de milliers de tonnes de déchets toxiques et radiotoxiques, dont dix mille sous forme liquide seraient, après quelques mois d’entreposage de « contrôle » et de « neutralisation » sur place, déversées dans la Meuse. Ce n’est certainement que la énième couche de pollution qui vient s’ajouter à celles drainées par deux siècles de développement industriel. Néanmoins, les ordures radiotoxiques, soidisant « limitées » et « inévitables », en provenance du démantèlement de Chooz A causent des dégâts autrement plus durables. Et, comble du comble, cette zone dévastée va obtenir le label de « Parc naturel régional » ! Le démantèlement n’est alors qu’un cache-misère pour nous faire croire qu’il est possible de « réhabiliter » des territoires contaminés.
Le nucléaire a cet avantage considérable : la radioactivité n’est pas visible et ses conséquences se font souvent sentir bien des années après, quand il est déjà trop tard. Ces chers nucléocrates ont donc pu vérifier une nouvelle fois le proverbe : « Pas vu, pas pris ! »
C’est pourquoi notre esprit décidément tortueux a eu envie de se pencher sur les rapports pondus par les différentes autorités nucléaires en matière de démantèlement. Ces dernières expliquent ouvertement que les experts et les industriels ne bénéficient pas encore de savoir-faire, étant donné les « nouveaux » problèmes posés. Mais, grâce à leurs compétences et à leur sens des responsabilités, il ne faudrait pas se faire de souci. Aucun démantèlement ne s’est mal passé, à leurs dires, et chaque « retour d’expérience » se présente comme un « succès ». Et de nombreux rapports sont là pour « l’attester ». Alors qu’habituellement la discrétion est de mise sur les activités relatives au nucléaire, le sujet du démantèlement est loin de subir le même genre d’omerta. Si les nucléocrates sont aussi prolixes, c’est que l’un des enjeux est de produire des bilans qui seront utilisés pour établir les normes autorisées et les certifications au niveau international. De cette manière, ils auront les mains encore plus libres puisque le système de réglementation aura été taillé sur mesure.
En attendant, ils en conviennent, il reste encore le problème des déchets inhérents aux démantèlements à régler, mais des solutions technologiques seraient en cours d’élaboration. A Bure, dans la Marne, les scientifiques font preuve d’un fantastique esprit d’invention pour nous faire avaler qu’ils sont capables de prévoir et de contrôler l’évolution des terrains et des déchets nucléaires sur des centaines de milliers d’années : on enterre toujours plus profond, on parie sur l’étanchéité de la roche et le tour est joué !
Tous ces rapports donnent l’impression que l’important est surtout que le nucléaire ne soit pas une source d’inquiétude. En somme, en faire un processus socialement acceptable. Pour ici et pour ailleurs. Comme l’Etat et les industriels espèrent bien vendre des installations nucléaires à l’étranger pour répondre aux besoins en tous genres du capitalisme, il y a grand intérêt à faire mine de pouvoir passer le balai en profondeur, à mettre en scène une apparence de propreté. Et si la relance du nucléaire ne s’est pas exactement traduite par la vente de nombreuses centrales, la mise en avant de savoir-faire en matière de démantèlement permet de faire croire que toute la chaîne du nucléaire est « maîtrisée » : d’un bout à l’autre, il faut donner l’illusion que cette technologie ne pose aucun problème insurmontable à long terme. Or, la fin du processus et la question insoluble : « Que faire des installations en fin de vie ? » faisaient figure de talon d’Achille. Dans ces conditions, le démantèlement ne prépare en rien la sortie du nucléaire, mais garantit son acceptation sociale au niveau national et international.
Certes, direz-vous, il y a des voix qui s’élèvent contre cet état de fait. Il y a bien quelques écologistes citoyens qui condamnent telle technique pour en prôner telle autre. Dans l’ensemble, il faut se rassurer, experts et contre-experts veillent pour nous. Il y a malencontreusement encore quelque chose qui cloche là-dedans. Que le réacteur d’une centrale soit coupé en petits bouts pour être emmené ailleurs (La Hague, Sibérie, Somalie, Maroc, Adriatique...), qu’il soit coulé dans du béton à la mode du sarcophage de Tchernobyl, etc., ces « solutions » ressemblent à des chimères : elles ne solutionnent rien du tout. Les dirigeants d’Areva ou du CEA ont en plus le toupet d’affirmer que la majeure partie des déchets nucléaires est recyclable. Mais l’arnaque consiste à dire que ce qui est envoyé à l’étranger est réutilisé alors qu’ils savent pertinemment qu’il n’en est rien ; à dire aussi que ce qui est balancé dans la flotte n’existe plus et que ce qui finit par faire des remblais de route ne présente aucun risque notable ! Il est socialement délicat de laisser des pics énormes de radioactivité sur les lieux même qui la génèrent, alors on dissémine aux quatre coins de la planète ce dont on ne peut, de toute façon, pas se débarrasser. La ficelle est un peu grosse, mais tant que cela passe, ces chers cerveaux radioactifs n’ont pas de raison de s’arrêter. Ils se disent en plus « concernés par l’avenir ». Preuve en est, ils seront présents au sommet de Copenhague sur le climat en décembre 2009, car ils se sentent investis d’une « mission » : faire passer l’une des plus grandes saloperies de l’histoire humaine pour une énergie « propre ».
On appréciera au passage le relatif changement de façade. Ce n’est plus tabou d’évoquer le problème des déchets dans les médias. Il faut dire aussi qu’en quelques décennies, le choix nucléaire a généré de telles nuisances et de telles menaces pour la vie planétaire qu’il est devenu impossible pour le pouvoir de continuer à le gérer comme autrefois : ce bon vieux temps où il lui suffisait de pratiquer la négation pure et simple des problèmes qu’il pose. Alors l’Etat continue en partie à pratiquer cette politique du secret, mais ajoute également une deuxième couche de « transparence » et une troisième de « démocratie », faisant mine d’associer les « citoyens » à la gestion du désastre en cours. L’administration des montagnes d’immondices radioactifs en est l’un des meilleurs exemples, avec une recette qui s’est un peu affinée : continuez à nier le gros des problèmes, avouez-en une partie médiatiquement, surtout faites semblant d’attraper le taureau par les cornes, prenez l’avis de vos opposants d’hier qui seront ravis d’avoir enfin le rôle de conseiller du prince qu’on leur a refusé pendant si longtemps, mélangez le tout : tout le monde en conviendra, vous aurez limité, déplacé, différé les risques..., à défaut de les supprimer. En somme, face aux dangers du nucléaire que vous ne pouvez plus cacher, avouez vos difficultés, consultez quelques experts et même des contre-experts, vous pourrez alors demander aux populations en sursis de faire confiance à la technoscience de demain pour résoudre les problèmes créés par celle d’aujourd’hui.
Il y a toujours quelque chose qui cloche là-dedans… Les gourous de l’atome ont beau rivaliser d’imagination, la question ne peut se réduire au choix d’une solution technologique qui présuppose que la sûreté de la chaîne nucléaire pourrait être « bien faite ». Le problème est plus fondamental : il est d’avoir mis en place et de participer à un processus qui, quel que soit le bout par lequel on le prend, est monstrueux. Monstrueux par les millions d’années de durée de vie des radioéléments, monstrueux par les bombes dont la capacité de destruction n’est plus à démontrer, monstrueux par le caractère « insidieux » du nucléaire dont quelques microparticules respirées ou ingérées suffisent à provoquer cancers et leucémies bien des années plus tard, monstrueux par le contrôle et la militarisation qu’il implique, monstrueux par la colonisation de la liberté qu’il induit. Dès lors, l’Etat joue le rôle du pompier pyromane : il se présente comme celui qui assure la sécurité présente et à venir des populations, comme celui dont on ne peut se passer. Mais il oublie de préciser que c’est lui qui met en place ce merdier. Tout se passe comme s’il n’y avait plus de pilote à bord de l’avion : on continue ce qui a été démarré, on essaye tant bien que mal d’éviter le pire, on améliore ce qui peut l’être, on essaye même d’être pionnier en la matière, on fait quelques profits au passage, mais sans jamais plus interroger ce qui a été et ce qui reste encore un choix.
Le démantèlement n’est alors qu’un épisode supplémentaire de la transformation de la planète en laboratoire grandeur nature. Et ce processus a commencé depuis longtemps, en particulier dans le domaine militaire où il peut parfois prendre le nom de « désarmement ». Contrairement aux assertions des médias qui voudraient nous faire croire qu’il vient de débuter, le démantèlement n’est pas une « nouveauté ». Les missiles stratégiques avec des têtes au plutonium ont été, par exemple, mis au clou depuis des lustres.
Mais alors, répondrez-vous, il reste un domaine où le démantèlement constitue une véritable avancée ! Vous pourrez même ajouter que si ce monde n’est pas parfait, il ne faut pas être aussi pessimiste car les Etats ne sont plus engagés dans les mêmes folies qu’hier. Vous appuierez votre raisonnement par quelques exemples savamment choisis, comme le fait que les grandes puissances ont signé de nouveaux traités de non-prolifération nucléaire en 1995-1996, que les essais à Mururoa ont bien pris fin, ou encore la récente décision de fermer prochainement le vieux centre d’essais nucléaires de Moronvilliers, en Champagne... Et vous conclurez : « C’est un progrès, tout de même ! »
Il y a malheureusement encore quelque chose qui cloche là-dedans… Des voix mal intentionnées susurreraient à votre oreille une évidence bien gardée : les Etats ont fait de nécessité vertu. Les gigantesques missiles datant de la Guerre froide étaient bons pour la ferraille et La Hague, entre autres lieux, sert de cimetière aux matières nucléaires qu’ils portaient. Quant aux essais de bombes nucléaires, puis thermonucléaires, de très forte puissance, après cinquante années de recherche, il n’y avait plus aucune amélioration majeure à en attendre. Ce sont donc des raisons techniques, mais également stratégiques, qui permettent de comprendre ces changements d’orientation cachés sous les doux noms de désarmement et de démantèlement.
Avec Iter à Cadarache ou avec le Laser mégajoule établie sur le site du Barp, à côté de Bordeaux, lequel doit prochainement produire des micro-explosions thermonucléaires, ce sont, entre autres choses, de nouvelles armes qui se préparent, grâce à l’étude plus fine de la physique des explosions. Et le terme anodin de « simulation » qui recouvre ces gigantesques installations vise à faire croire aux populations qu’elles sont sans danger.
En réalité, les Etats, même les derniers arrivés dans le club de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) épaulée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), ne veulent pas faire machine arrière en matière d’armement nucléaire. Les grandes puissances, elles, mettent simplement au rebus ce qui ne fonctionnait plus, ou ce qu’il était impossible d’utiliser pour des raisons politiques. Il n’est en effet pas envisageable de provoquer des Hiroshima tous les quatre matins. Avec ces nouveaux laboratoires, elles veulent développer des armes nucléaires ayant des puissances bien moindres qui soient socialement acceptables et donc utilisables. L’ONU, l’AIEA et l’OMS refusent d’ores et déjà de ranger l’uranium appauvri – massivement employé par les armées de la Coalition depuis la guerre du Golfe – dans la catégorie des munitions nucléaires. Car, désormais, les fins stratèges militaires craignent moins les oppositions entre grandes puissances à la sauce Guerre froide que des conflits entre mafias et Etats locaux, ainsi que des révoltes incontrôlables – des « guérillas urbaines » aux « guerres de bidonvilles » – pour reprendre leurs termes. En dépit de ces nouvelles saloperies de bombes qui brouillent la distinction théorique entre armes nucléaires (propres à la dissuasion) et armes conventionnelles (destinées au combat), il faut néanmoins souligner un point : cela ne sera jamais autre chose que des « scénarios », des plans imaginés. A l’épreuve de la réalité, il en va souvent autrement que ce que souhaiteraient ces têtes pensantes du Pentagone et d’ailleurs, comme les bourbiers irakiens et afghans l’attestent.
Décidément, il y a quelque chose qui cloche là-dedans. Le « démantèlement » cache en fait le renouvellement et la modernisation du parc nucléaire civil, militaire et, particulièrement, expérimental. La « relance » est donc bien plus vaste que ce que les lobbies écologistes et nucléaristes entendent pas là quand ils se focalisent sur le problème énergétique. Il n’est pas seulement question de la construction de nouvelles centrales, que l’on soit « contre » la filière électronucléaire comme tel ou tel groupe antinucléaire, ou « pour », comme EDF. Les uns et les autres sont suffisamment fous pour vouloir cogérer le saccage actuel et ont en plus le toupet de se présenter comme « réalistes ». D’un côté, face au « manque » et à la « pénurie » qui guette, il faudrait substituer aux centrales des champs de buildings en forme d’éolienne et accepter un écologisme de caserne, avec toujours plus de règles et d’obligations volontaires dans un monde toujours moins vivable ; et, de l’autre, face aux besoins de plus en plus importants de la société, les Etats n’auraient pas le choix et devraient nécessairement faire appel au nucléaire avec tous les problèmes qu’il induit. Les uns comme les autres passent sous silence l’ensemble des enjeux que recouvre la relance du nucléaire : celle-ci se comprend mal sans prendre en compte la question de la puissance des Etats.
En tout état de cause, cela suit l’évolution du capitalisme moderne : la production reste encore un élément central, mais sa maîtrise dépend de plus en plus des innovations scientifiques et technologiques. Sans ces dernières, des parts notables des activités et des institutions du capitalisme – de l’industrie à l’armée – sont désarmées. Le nucléaire n’échappe pas à cette nouvelle règle : en plus de vendre des centrales à l’étranger, les Etats comme la France et les Etats-Unis cherchent à être à la pointe de la recherche et cela constitue pour eux un véritable « atout ». La Ligne d’intégration laser (LIL) est ainsi à peine terminée sur le site du Barp qu’elle est déjà prise d’assaut par les chercheurs du monde entier, quémandant des réservations pour avoir l’incroyable bénéfice de profiter de quelques minutes de « simulation ».
La tendance est au regroupement international des principaux opérateurs, en particulier électriciens, et au modèle intégré d’activités, avec tout ce que cela comporte de « partenariats » et de constitution de « pôles de compétitivité ». On comprend par conséquent que la filière nucléaire porte beaucoup d’attention à ce qui fera la technologie de demain : la Recherche et Développement (R & D), mais aussi les questions de réglementation au niveau mondial avec une application spécifique pour produire des dossiers de certifications et de normes autorisées qui seront donc réalisées sur mesure ; le développement de l’amont du cycle – gisement, recherche de nouvelles techniques de conversion et d’enrichissement – et de l’aval – filière d’élimination et de déplacement des déchets – ; la formation, avec l’essor de nombreux masters, séminaires et conférences ; et, enfin, la mise en place d’un panel d’industriels capables de répondre aux besoins de toute la chaîne du nucléaire. C’est à qui aura le pôle d’activités le plus compétitif et le plus attractif. C’est à qui, d’EDF et d’Areva, deviendra le spécialiste mondial en démantèlement avec la caution de l’ASN. C’est à qui, de Bouygues, de Cegelec Energie, de Vinci, et même de l’ONG Wise Paris Investigation Plutonium, se positionnera en première ligne, aux côtés d’autres firmes spécialisées dans le nettoyage et la réhabilitation de zones contaminées, telles qu’Onet Industrie et Techman. Il ne faudrait pas oublier les derniers vampires, style Adecco ou Manpower, qui envoient chaque jour davantage d’intérimaires se faire irradier sur les sites nucléaires, ainsi que tous les autres prestataires de services, etc. « Business & Development », leur avenir est plein de promesses...
En fin de compte, tout ce remue-ménage autour de la relance du nucléaire et du soi-disant démantèlement vise à faire accepter aux populations l’inacceptable : survivre au milieu de la merde nucléaire, avec l’Etat dans le rôle du protecteur puisque c’est au nom de « notre » sécurité. Il est accompagné, dans la gestion de ces lendemains-qui-ne-manqueront-pas-dedéchanter- encore, par les cervelles bouillonnantes de la recherche nucléaire. En fin stratège, il a su associer les ONG et autres groupes écologistes qui, grâce à leur critiques partielles et superficielles du nucléaire, permettent à ce manège de continuer à tourner avec, comme crédit supplémentaire, d’être démocratique. En témoigne les protestations platoniques de l’association Tchemoblaye, membre du réseau Sortir du nucléaire, envers le projet de Laser mégajoule… au motif que la Ligne d’intégration laser déjà existante suffit amplement ! A les écouter, ce prototype ne serait pas synonyme de course aux armements et n’aurait aucune incidence sur la recherche militaire. Est-il nécessaire de préciser qu’une partie de ces écologistes à la sauce Réseau sont des chercheurs qui, tout en faisant mine d’avoir quelques préoccupations d’avenir, tiennent à leur travail en préférant ne pas en voir les conséquences. Voilà notamment pourquoi il n’y a pas à « sauver la recherche ». Entendus ou non, leurs argumentaires ne font jamais qu’aménager un existant qui n’est pas plus vivable.
Le pouvoir et ses conseillers auront beau dire, il y aura toujours des problèmes gigantesques liés au nucléaire. Des problèmes qui n’ont pas de solutions dans ce monde car ils ne concernent pas exclusivement les retombées sanitaires présentes et futures crées par cette technologie, mais aussi la manière dont elle nous dépossède encore plus de notre vie. La puissance du nucléaire décuple celle de l’Etat ainsi que la peur qu’il inspire et grâce à laquelle il domine. Et cette dernière est bien plus large que la peur du gendarme : depuis la peur d’être atomisé façon Hiroshima à la peur de manquer d’énergie jusqu’à la peur de la moindre erreur. Or, depuis Tchernobyl, les nucléocrates eux-mêmes reconnaissent que « l’erreur est humaine », après l’avoir nié pendant des décennies, lorsqu’ils promettaient d’être capables de domestiquer le monstre, dans n’importe quelles circonstances. Mais le nucléaire est le monde de l’urgence, le monde des réactions en chaîne rapidement dévastatrices, et donc aussi celui de la paralysie : il exige des individus l’impossible, la connaissance préalable et totale de ce qui peut advenir. Par suite, il interdit de prendre du recul face à des situations inattendues et exige alors des prises de décision presque instantanées et lourdes de conséquences. Il verrouille encore plus notre présent et notre futur en nous rendant davantage dépendants de la société existante. A commencer par la dépendance envers les gourous de l’atome qui, aussi diplômés soient-ils, confient de plus en plus la « sûreté des installations » à des ordinateurs, en espérant qu’ils pourront réagir plus vite qu’eux. Mais là où les individus n’ont même plus la possibilité de faire des erreurs et, au moins d’en discuter ensemble pour les dépasser, la liberté est illusoire. Reste la liberté formelle d’accepter, au supermarché des technologies, celle déjà sélectionnée par l’Etat pour assurer la « satisfaction » de nos prétendus besoins énergétiques. Reste la liberté concédée d’acquérir des marchandises, de se vendre au plus offrant, d’échanger, d’entreprendre, de se concurrencer. Reste la liberté mesurée qui consiste à accepter sagement leurs prérogatives et à être des cobayes sous perfusion dans un monde de plus en plus mortifère, sous peine de crever encore plus vite. A cause de l’épée de Damoclès qu’il a installé au-dessus de nos têtes, le nucléaire est parvenu à instaurer un règne qu’aucun tyran n’avait pu concrétiser à ce point : la soumission durable.
Mais le nucléaire a beau ressembler à un monstre tentaculaire, il n’en demeure pas moins un colosse aux pieds d’argile. Comme la plupart des formes actuelles de domination, son socle est fragile vu qu’il repose aussi sur l’acceptation de ceux qui le subissent. Parce que le nucléaire, par la puissance technologique qu’il déchaîne et qu’il concentre dans les mains de l’Etat, ainsi que par l’hypothèque sur la liberté qu’il crée, fait partie des questions fondamentales à aborder, il ne tient qu’à nous de s’en prendre à lui et au monde qui le produit. Certes, personne de sensé n’a envie de faciliter, par des actes intempestifs, la venue de quelque accident aux conséquences tchernobylesques. Mais, comme nous l’avons vu au cours de ces quelques pages, l’univers du nucléaire n’est cependant pas réductible aux installations nucléaires existantes. Il est bien plus vaste qu’on l’imagine de prime abord : des universités aux entreprises en passant par les institutions écologistes, véritables supplétifs de l’AIEA, du CEA, etc., chacun de ces acteurs permet au nucléaire de perdurer et mérite donc notre opprobre.
Au fond, il s’agit d’opposer à leur liberté formelle, concédée, mesurée et réglementée par l’Etat et ses sbires, une liberté qui, loin de figer nos espaces et de reconduire un système de normes et de lois impératives pour tous et en toutes circonstances, accepte au contraire le tâtonnement, dans une perspective antiautoritaire qui refuse toute logique institutionnelle. Un processus qui, sans en revenir aux conceptions, aux moyens et aux institutions propres au monde actuel, expérimente afin de se débarrasser de tout autoritarisme en rejetant toute médiation prompte à réinstaller des mécanismes de domination. Une liberté sans recette, une tension attentive et exigeante.
Et puis, comme disait l’autre, l’important, ce n’est pas la puissance de la bombe, mais ousqu’elle tombe…
Novembre 2009.